Des enseignants motivés, des établissements nombreux, des moyens peut-être insuffisants mais en tous cas réellement démultipliés par rapport à d’autres secteurs… Et pourtant l’école de la République peine à maintenir le socle commun des connaissances qui permettra aux enfants des quartiers de monter dans l’ascenseur social. Enquête.
Directeur de l’école élémentaire Paul Dottin, Didier Genty est enseignant depuis 17 ans dans le quartier. Il regrette de voir peu à peu la mixité sociale disparaître des écoles, encore plus vite qu’elle ne disparaît du quartier. « A Toulouse il n’y a pas de carte scolaire, alors les parents les plus intégrés socialement évitent les écoles du quartier » explique-t-il.
Pourquoi ? Pas parce que les enseignants y sont moins bons. Au contraire, car pour travailler dans les ex-zones d’éducation prioritaire que l’éducation nationale n’a pas encore rebaptisées, il faut aimer s’investir dans son travail et ne pas craindre les remises en question. Mais parce qu’aujourd’hui on demande à l’école, l’un des seuls services publics encore massivement présent, de régler tous les problèmes sociaux d’une population largement abandonnée par le reste de la société : primo arrivants, rmistes, chômeurs…
« On passe beaucoup de temps à faire acquérir aux enfants le statut d’élève. Certains arrivent à l’école avec peu de « bagages » commente Didier Genty. Peu de bagages mais souvent les valises chargées de la précarité de la vie familiale, de la promiscuité, de l’entassement dans des logements trop petits et de la violence au bas des immeubles.
Diplôme = emploi ?
Aujourd’hui chef de service au Conseil Général de Haute-Garonne, M’hamed Belhandouz constate que l’école joue de moins en moins un rôle intégrateur, même s’il estime qu’« elle a toujours reproduit le modèle social dominant et que la réussite scolaire à elle seule n’a jamais assuré l’ascension sociale. »
« J’ai fait toute ma scolarité à la Reynerie, explique-t-il. Quand je suis rentré au collège, il y avait de la mixité sociale, les enfants de cadres côtoyaient ceux des ouvriers, mais cette mixité, je l’ai touchée de plus près quand j’ai fait du latin en 5e. Comme par magie, je me suis retrouvé dans une classe avec les meilleurs profs et les meilleurs élèves. »
« J’ai fait un bac scientifique alors que la majorité de mes copains de 6e ont terminé en gestion-comptabilité. Avec un bac +4, je suis entré au Conseil Général par la petite porte, dans le cadre d’un emploi aidé. Puis j’ai passé les concours administratifs que j’ai réussis parce que j’ai été bien conseillé par des copains qui avaient fait sciences po. J’ai perdu du temps parce que je n’avais pas les réseaux, pas les codes, et il y a 20 ans l’école ne les fournissait déjà pas. »
« Mais les diplômes restaient un vecteur fort d’insertion professionnelle. Aujourd’hui on voit dans les quartiers des gamins qui refusent de poursuivre des études supérieures pour finir vigile ou caissière comme leurs aînés. Le chômage de masse qui touche beaucoup plus durement les quartiers populaires, y compris à diplôme égal, a fait perdre la confiance en l’école, ce qui est une grave erreur car je n’ose imaginer ma situation aujourd’hui si je n’étais pas diplômé. »
Mais dans l’immédiat, il faut travailler, et plus dur que les autres. Et quand le français n’est pas la langue de la maison, quand les livres sont des objets rares, quand les théâtres ou les musées des lieux inconnus, il faut travailler plus pour acquérir le terreau culturel sur lequel pousseront les fleurs de la connaissance. Cette réalité n’est pas nouvelle mais l’école au Mirail doit à la fois faire face à la paupérisation du quartier - où plus de la moitié des adultes actifs sont sans emploi - et au désenchantement de l’équation diplôme = emploi.
« Il y a toujours eu des différences importantes en terme de réussite scolaire entre les établissements des quartiers populaires et ceux des quartiers plus aisés, constate Jean-Philippe Gadier, instituteur en SEGPA (section d’enseignement général et professionnel adapté) au collège Bellefontaine et syndicaliste FSU (Fédération syndicale unitaire). Le plus inquiétant c’est qu’au lieu de se réduire, les écarts se creusent aujourd’hui. Les bons élèves ne viennent plus dans nos classes alors il n’y a plus d’émulation. » Pire, le bon élève regardé avec envie par ses camarades dans d’autres quartiers est taxé ici d’intello, ce qui est une insulte quand on a dix ans au Mirail.
Pour Michel Bessières, directeur de l’école élémentaire Daurat et enseignant dans le quartier depuis 24 ans, « le problème n’est pas tant celui de la perte de confiance (la grande majorité des parents croit encore que leurs enfants « s’en sortiront » par l’école), que le nombre croissant de familles en très grande difficulté, pour lesquelles les dispositifs sociaux sont notoirement insuffisants ».
Manque de prise en charge sociale
« Quand un gamin ne sait pas où il va dormir, apprendre ses leçons peut difficilement être une priorité. Je me souviens d’avoir trouvé une maman en larmes à la sortie de l’école un soir parce que les compatriotes qui l’hébergeaient l’avaient mise dehors. Il a fallu que j’insiste lourdement pour qu’une assistante sociale puisse la recevoir le jour même. Elle me proposait un rendez-vous trois jours plus tard. On manque d’assistantes sociales, d’orthophonistes. Il y a presque un an d’attente pour une prise en charge en centre médico-psychologique (CMP). »
« Quand je suis arrivé au Mirail il y a 17 ans, il y avait 3 médecins psychiatres au CMP, maintenant ils ne sont plus qu’un et demi, commente son collègue Didier Genty. On manque aussi de maîtres spécialisés car même s’ils sont plus nombreux qu’ailleurs, le besoin est tellement criant. »
« Malgré une politique volontariste de l’inspection académique : décharge complète maintenue pour les directeurs même dans les petites écoles, petits effectifs dans les classes, enseignants surnuméraires, on reste dépourvus, poursuit le directeur de l’école Dottin. Nous connaissons beaucoup de familles en difficulté éducative qui n’ont pas besoin d’un suivi social lourd. Les enfants ne sont pas en danger à la maison mais ils ne sont pas dans un contexte leur permettant d’étudier sereinement ; et nous n’avons aucune solution à leur proposer. »
Les familles « sans problème » doivent-elles pour autant déserter les écoles du quartier ? Sûrement pas, pour Malika Baadoud, médiatrice de l’école et nous. « J’ai déménagé à Saint Simon il y a quelques mois. J’y ai mis mon dernier fils en CP pour qu’il se fasse des copains. Ils sont trente dans sa classe alors que mes aînés à Paul Dottin étaient moins de 20 par classe. Ma fille est restée au collège Bellefontaine et je n’ai aucune inquiétude pour la suite de sa scolarité car son grand frère, après être passé par ce même collège, est entré cette année en 1ère S à Cugnaux avec félicitations des professeurs. »
« Classé « Ambition réussite », - le nouveau nom des ZEP - le collège bénéficie de moyens énormes : classes à effectif réduit, toutes bilangues (ndlr : deux langues enseignées) dès la 6e, aide aux devoirs assurée par les profs, classes passerelles… Des parents se ruinent pour mettre leurs enfants dans le privé, et finalement ils sont souvent déçus car les enfants qui ont envie de travailler ont vraiment les moyens de le faire ici ».
Ce n’est pas la principale du collège qui va la contredire : « Le seul handicap que pourrait rencontrer un élève brillant serait de ne pas mesurer l’investissement qu’il aura à fournir en seconde, estime Annick Mesnil, car le plus gros problème que l’on rencontre ici, c’est le manque de travail personnel de beaucoup d’élèves à la maison. Le classement « Ambition réussite » nous donne vraiment des moyens supplémentaires : nous sommes 100 adultes pour 500 élèves. En travaillant parfois de façon différente avec notamment des groupes de besoin en mathématique et en maîtrise de la langue en 6e et 5e, on offre le même enseignement que dans les autres collèges. »
Mais ce matin, en plein ramadan et après deux nuits agitées dans le quartier, Madame la principale joue les pères fouettards. Trois élèves se sont mal comportés en classe, ils sont mis à pied sur le champ. « On a certains élèves écorchés vifs, alors dès qu’on est dans un cadre un peu exceptionnel ça part vite. Et nous on ne laisse rien passer car si on n’est pas en permanence dans des exigences de respect, de travail et de réussite, on va aggraver les inégalités. »
« Dans nos établissements, les mesures disciplinaires sont courantes, constate Jean-Philippe Gadier. La communauté scolaire protège le groupe. Heureusement les élèves perturbateurs ne sont pas légion. Je n’ai pas l’impression de faire classe à une bande de sauvageons. Mais que faire de ces élèves qu’on se refile comme une patate chaude après l’exclusion en conseil de discipline ? »
Victime du « on dit »
Violence, faible niveau scolaire, les réputations des établissements en ZEP ont la vie dure. « J’ai essayé par le jeu des options d’éviter à ma fille le collège Reynerie reconnaît Karima. Ça n’a pas marché. Aujourd’hui, elle est en 4e et je suis très satisfaite. Elle a travaillé sur un projet culturel et chante dans la chorale. Elle ne fera pas les conneries que j’ai faites moi-même dans ce collège parce que moi je suis derrière elle. Moi, mes parents étaient peu disponibles, ne comprenaient pas le français alors j’en ai profité. »
« Tant que les parents sont présents, la scolarité se passe bien dans les écoles du quartier. Croire que les difficultés scolaires se résoudront dans un établissement plus prestigieux est un leurre, estime Malika Baadoud. Au contraire, dans les ZEP on a nettement plus de moyens pour aider les élèves en difficulté scolaire. »
Chargée de mission égalité filles/garçons au rectorat de Toulouse, Virginie Houadec était encore il y a trois ans inspectrice de circonscription sur Bagatelle « J’ai été institutrice dans le quartier dans les années 90, il n’y avait déjà plus de mixité sociale dans nos écoles. Mais ce n’est pas pour autant qu’on ne pouvait pas bien faire notre travail. Et les classes que je voyais en tant qu’inspectrice fonctionnaient bien et avec des enfants heureux. »
Même son de cloche du côté des enseignants du collège de Reynerie. « Non, on n’est pas dans un ghetto scolaire, estime Pascal Garcelon, professeur de sciences physiques et syndicaliste Sud. D’ailleurs on n’est pas masochistes, beaucoup de confrères sont là depuis longtemps : c’est la preuve qu’ils ont l’impression de pouvoir y exercer correctement leur métier. »
« Je ne suis pas sûr que ce soit plus violent ici qu’ailleurs. Quant à la misère sociale, elle n’est pas propre aux grands ensembles. J’ai travaillé dans le Gers et là aussi je l’ai rencontré, la misère » commente Pascal. Pourtant le prof est en colère car si l’équipe enseignante est à peu près stable du côté de l’administration et de la vie scolaire, c’est la valse des contrats précaires. Difficile dans ces conditions de mener une politique éducative cohérente sur le long terme.
Autocensure pour l’excellence
Des enseignants motivés, des élèves moins dissipés qu’on ne le prétend souvent, des moyens pour apprendre… Reste que dans un système éducatif qui doit à la fois enseigner à la masse et sélectionner les élites, ces dernières ont de moins en moins de chance de venir des quartiers populaires. « Nos classes préparatoires (ndlr : aux grandes écoles) se blanchissent de plus en plus, constate Yves Le Pestipon, professeur de lettres au lycée Pierre de Fermat. Nous serions ravis d’accueillir les enfants du Mirail mais nous n’avons quasiment pas de demandes. »
D’ailleurs c’est ce que confirme un rapport du Sénat de septembre 2007, qui estime que la mixité sociale dans ces filières se serait même dégradée. Les sénateurs constatent que de nombreux élèves de bon niveau s’autocensurent et ne sont pas encouragés par leur entourage à suivre ces filières. « Le système, avec ses hiérarchies et ses codes, est une boîte noire pour de nombreux parents » précise le rapport.
La suppression de la carte scolaire fera-t-elle venir les élites du Mirail en centre-ville ? Peut-être. Quoique depuis deux ans déjà, les collégiens ayant obtenu une mention au brevet ont la possibilité de choisir leur lycée. Mais en l’absence d’une véritable politique urbaine de dé-ghettoïsation, plus ambitieuse que les simples démolitions du GPV, la suppression de la carte scolaire risque bien de noircir encore le tableau des établissements du quartier.
« Supprimer la carte scolaire va de pair avec la suppression des ZEP, les bons élèves seront tentés de partir. Ne resteront que les élèves dont personne ne veut, ce qui renforcera la ghettoïsation. Nous sommes face à une politique d’individualisation partant du principe que tout le monde peut réussir et que ceux qui n’y arrivent pas, c’est de leur faute », estime Catherine Manciaux secrétaire générale adjointe du syndicat des principaux de collège (FSU).
« En individualisant les problèmes, on glisse progressivement de l’égalité des droits vers l’inégalité des chances poursuit Pascal Garcelon. Si les élèves ne réussissent pas c’est de leur faute ou de celle des parents, voire celle de l’équipe éducative dont il faut alors diminuer les moyens. »